Le texte législatif irlandais adopté en 2023 et publié sous la référence S.I. No. 249/2023, imposant des mentions sanitaires obligatoires sur les étiquettes des boissons alcoolisées, constitue une première en Europe et suscite un débat nourri. En s’appuyant sur des données scientifiques récentes, l’Irlande a choisi d’introduire un étiquetage dissuasif comprenant des avertissements textuels, des pictogrammes, une indication en grammes de l’alcool pur et un lien vers un site officiel de prévention.
Ce choix soulève des interrogations sur sa compatibilité avec le droit de l’Union européenne, en particulier en matière de libre circulation des marchandises, de proportionnalité, et de répartition des compétences en matière d’étiquetage des denrées alimentaires. Cet article examine les marges d’action laissées aux États membres dans ce domaine sensible, à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et des principes de précaution et de subsidiarité.
Sommaire
- 1 L’encadrement juridique de l’étiquetage alimentaire dans l’Union européenne
- 2 La législation irlandaise : contours, justification et portée
- 3 Compatibilité avec le droit de l’Union : libre circulation et proportionnalité
- 4 Vers une nécessaire harmonisation européenne
- 5 Conclusion : Vers un équilibre entre prévention sanitaire et cohésion du marché intérieur
- 6 À retenir :
L’encadrement juridique de l’étiquetage alimentaire dans l’Union européenne
Le fondement du droit à l’information sanitaire dans l’UE
Les articles 168 et 169 du TFUE consacrent un double objectif : garantir un haut niveau de protection de la santé publique et renforcer l’information des consommateurs. Le Règlement européen n° 1169/2011 constitue le socle de la législation européenne en matière d’étiquetage des denrées alimentaires, mais il ne prévoit aucune obligation d’apposer des avertissements sanitaires sur les boissons alcoolisées.
La seule avancée concrète concerne les vins, à travers le Règlement européen 2021/2117, qui impose l’indication des ingrédients et de la valeur nutritionnelle, sans intégrer les messages de santé envisagés par la Commission dans le cadre du Plan européen de lutte contre le cancer (2021).
Un pouvoir d’intervention résiduel des États membres
En l’absence d’harmonisation, les États peuvent introduire des exigences supplémentaires, en vertu de l’article 39 du Règlement 1169/2011, à condition de les notifier à la Commission via la procédure TRIS et de respecter les principes de proportionnalité et de non-discrimination.
L’Irlande a suivi cette procédure et motivé sa législation par des données épidémiologiques alarmantes sur la consommation des jeunes, l’ignorance des risques sanitaires, et les coûts sociaux liés à l’alcool.
La législation irlandaise : contours, justification et portée
Un contenu normatif rigoureux et inédit
Le décret irlandais impose notamment :
- Trois messages sanitaires obligatoires (risques de cancer, hépatopathies, grossesse)
- L’indication du taux d’alcool en grammes et de la valeur calorique
- Des pictogrammes standardisés et un lien vers un site gouvernemental
- Des exigences précises sur la typographie, la taille des caractères et la position des mentions
Cette législation concerne l’ensemble des boissons alcoolisées, y compris les vins, sans distinction de degré d’alcool ou de mode de fabrication.
Une mesure motivée par un impératif sanitaire reconnu
Les statistiques citées indiquent que :
- Un jeune Irlandais sur cinq présente un trouble lié à l’alcool
- La majorité des jeunes de 17 ans ont déjà été ivres
- La méconnaissance des effets de l’alcool est massive (notamment sur le lien avec le cancer)
Sur cette base, l’étiquetage est présenté comme un outil central de prévention primaire, complémentaire d’autres mesures de santé publique.
Compatibilité avec le droit de l’Union : libre circulation et proportionnalité
L’encadrement jurisprudentiel de la CJUE
La CJUE a admis à plusieurs reprises (affaires Bacardi, Gourmet, Scotch Whisky Association) que la protection de la santé peut justifier des restrictions à la libre circulation (article 36 TFUE), à condition qu’elles soient :
- Adaptées à l’objectif poursuivi
- Nécessaires et appropriées
- Proportionnées aux effets attendus
Une mesure critiquée mais difficilement contestable
Bien que des États membres aient formulé des avis circonstanciés contestant la législation irlandaise, la Commission n’a pas formellement bloqué son adoption. La jurisprudence actuelle laisse aux États une marge de manœuvre pour fixer leur niveau de protection, même en l’absence de consensus scientifique absolu, dès lors que le risque n’est pas hypothétique.
L’absence de « niveau de consommation sans risque » identifié par l’OMS permet d’ailleurs de légitimer une approche préventive généralisée, y compris à l’égard du vin.
Vers une nécessaire harmonisation européenne
Un dialogue suspendu depuis 2021
L’échec du Parlement européen à adopter les propositions de la Commission sur l’étiquetage sanitaire de l’alcool a conduit à une fragmentation réglementaire, exposant les producteurs à des exigences divergentes selon les marchés.
Les bénéfices attendus d’une intervention communautaire
Une réglementation harmonisée permettrait :
- D’assurer la sécurité juridique pour les opérateurs
- De limiter les obstacles au commerce intra-UE
- D’éviter des mesures unilatérales perçues comme stigmatisantes
Il est impératif de relancer un dialogue européen sur les modalités, la portée et la formulation des messages sanitaires, en évitant la diabolisation globale de produits ayant une valeur culturelle, économique et historique.
Conclusion : Vers un équilibre entre prévention sanitaire et cohésion du marché intérieur
La législation irlandaise s’inscrit dans une logique de santé publique légitime, appuyée par des données scientifiques sérieuses. Mais en l’absence de cadre harmonisé, elle fragilise l’unité du marché intérieur, génère des incertitudes juridiques pour les opérateurs économiques, et pose la question de la proportionnalité des restrictions imposées.
Seule une initiative législative européenne ambitieuse, combinant exigence de transparence, respect des traditions et efficacité préventive, permettra d’atteindre les objectifs de protection de la santé sans heurter les fondements du droit de l’Union.
À retenir :
- L’étiquetage sanitaire de l’Irlande est juridiquement fondé mais contesté sur le terrain de la proportionnalité.
- L’Union européenne ne dispose pas encore d’un cadre harmonisé sur les avertissements liés à la consommation d’alcool.
- Une réponse européenne est indispensable pour éviter les conflits normatifs et préserver un équilibre entre protection de la santé, liberté de circulation et stabilité réglementaire.
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